lundi 11 février 2008

L'expérience de l'égarement

On m'avait parlé déjà de cette mini-commotion qu'avait provoquée Évelyne de la Chenelière dans le milieu théâtral montréalais (dans un article paru dans la revue ci-dessus). De sa prise de position. De son coup de pied dans ce qu'on pourrait appeller la sacro-sainte immunité du travail artistique... Je trouve intéressant ce genre de débat. En gros, il se résume à un concept plutôt simple, mais ô combien difficile à appliquer: l'intégrité du sens critique. C'est, selon cette auteure, le règne de l'auto-congratulation et de la complaisance:

Quand on parle théâtre, on glisse rapidement vers le sujet de la « condition lamentable » des artistes et du sous-financement généralisé de la culture. J’ai le sentiment de soulever un véritable tabou si j’évoque une nécessaire remise en question de la force de nos créations. Pourquoi faudrait-il nous bercer dans l’illusion que tout ce que nous proposons sur scène est terriblement intéressant et novateur ? Parce que les créateurs et les décideurs ne veulent pas discuter de la pertinence ou de la puissance des œuvres : ils veulent prouver encore une fois que l’État ne soutient pas suffisamment les artistes. That’s it. (…) Je ne pense pas qu’il soit outrageant qu’un auteur, par exemple, ne vive pas de sa plume à trente ans. Je ne trouve pas que, par exemple, une lecture publique qui n’aboutit pas ultérieurement à une production soit un phénomène aberrant.
Évelyne de la Chenelière, Les Beaux dessins

J'ai pris connaissance de ce texte par le biais d'un article un peu plus acide écrit par Pierre Thibeault, dans le ICI Montréal, dans la semaine du 22 au 28 novembre 2007, (p.6).

COMPLAISANCE

Au Québec, «mordre la main qui nous nourrit» est un sport dangereux. Ailleurs aussi, me direz-vous, mais davantage encore en nos terres. Et surtout lorsqu’il est question de culture. Tout est tellement tricoté serré dans nos milieux culturels, tout le monde se doit tellement d’être le meilleur ami de son voisin que la critique venant de l'intérieur - la seule qui porte, en général - est au mieux mal perçue, au pire synonyme de véritable excommunication.

À la fin des années 90, en s’insurgeant contre la mécanique de l’entreprise théâtrale québécoise, le comédien Raymond Cloutier avait connu sa part d’opprobre à l'intérieur même des cercles théâtraux. Son Beau milieu avait suscité l’ire de plusieurs de ses collègues qui, même s’ils s’accordaient en privé pour reconnaître qu’il avait vu juste, ne daignaient plus le saluer en public.

Aujourd’hui, c’est au tour de la remarquable dramaturge Évelyne de la Chenelière d’y aller de son pavé dans la mare, de fustiger certaines attitudes propres au monde théâtral, bref de «mordre la main qui la nourrit».

Dans un texte intituté Les beaux dessins, texte qui vient de paraître dans la revue Argument publiée par Les Presses de l'Université Laval, l’auteure n’y va pas avec le dos de la cuiller: «Si je me mettais à la place du public, ma perception du milieu théâtral, par moments, serait la suivante: un groupe de gens qui n’arrêtent pas de se féliciter les uns les autres, et qui s’excitent devant des objets théâtraux parfois inaboutis, convenus, de courte vue, redondants, superficiels, et dont pourtant la critique m’avait assuré que c'était révolutionnaire et absolument exaltant.» Elle va encore plus loin en affirmant que «la majorité des artistes semblent oublier que la liberté, ce n’est pas la permission. [...] La liberté de la parole ne vaut rien sans la liberté de la pensée qui, elle, demande un effort. La spontanéité est le berceau de bien des efforts.»

Mais ce qui est particulièrement intéressant du texte d’Évelyne de la Chenelière, c’est lorsqu’elle aborde les conséquences de ce petit jeu de la complaisance qui, souvent, mine le monde théâtral. Et ses conclusions sont d’autant plus pertinentes que ce mode de fonctionnement du «tout-le-monde-il-est-beau-tout-le-monde-il-est-gentil» s'étend à l’ensemble de la sphère culturelle québécoise. En d’autres termes, ce qu’elle affirme pour le théâtre vaut pour à peu près toutes les disciplines artistiques d’ici.

Parce que la complaisance mène à l’aplanissement des différences. Tout se vaut. «Ainsi,tout devient insignifiant, ce qui pourrait avoir un impact fort est aussitôt évacué pour faire place à autre chose.» Et les journalistes ont leur devoir et leur responsabilité dans cet état de fait.

Évelyne de la Chenelière hésite à parler de crise de la culture au Québec. Plutôt que le vocable «crise», elle emploierait «plus spontanément le mot fatigue, découragement, désabusement, apathie, cynisme»...

À l'époque où je couvrais le théâtre pour le ICI, je voyais environ une soixantaine de productions par année. Pour un coup de cœur, combien de déceptions, de navets sur scène? Je n’ose y aller d’un chiffre...

Le foisonnement culturel dont on se targue lorsque l’on parle du Québec ne doit pas faire oublier la médiocrité dont font preuve bien des supposées œuvres. En ce sens, en nous rappelant le devoir de chaque artiste face à lui-même qui est «d’avoir comme projet la création d’un objet beaucoup plus grand que lui-même», le texte d’Évelyne de la Chenelière crie haut et fort pour la réelle survie de la culture au Québec. Car ce qui la menace plus que tout, cette culture, et j’en suis convaincu, c’est son incapacité à se flageller lorsqu’elle le mériterait.

Je ne suis pas prophète de malheur ni prophète tout court, d’ailleurs. Mais si la culture francophone devait disparaître dans le futur, j’imagine facilement la stupeur des historiens du siècle prochain qui liraient les titres des journaux d’aujourd’hui. «Mais si tout était si merveilleux, grandiose et phénoménal, comment se fait-il qu’elle ait disparu, cette culture?» Voilà quelle serait leur première réaction. Puis ils se plongeraient dans les œuvres... Et comprendraient ce que nous ne semblons pas à même de voir en ce moment.

Moi, sans aller jusqu'à la (auto-)flagellation, je crois aussi que le retour du sens critique ne peut qu'être bénéfique et vital pour un milieu qui sinon, sera condamné à plus ou moins brève échéance.