jeudi 17 décembre 2009

Le critique, «artiste impressionniste»... l'acteur, «artiste expressionniste»

Le banc des amateurs - Honoré Daumier

Pour poursuivre dans la lignée du dernier billet, voici une réponse à la question posée par le Théâtre Périscope (dans le cadre du concours Acte critique 2007-2008) à Jean St-Hilaire, critique dramatique (jusqu'à l'été dernier) au journal Le Soleil (Québec):

Qu'est-ce qu'une bonne critique de théâtre?

Un préjugé tenace entoure la critique théâtrale. On veut qu’elle applaudisse aux bons coups, oui, mais surtout qu’elle sanctionne sans merci les faux pas, ce en quoi on la réduit à un négativisme stérile.

Donner son opinion, dire qu’on a aimé ou pas ne suffit pas à faire une critique. La critique est un acte de second regard, la condition même de l’avancement de la pensée, et ce, de tout temps et dans toute société. La démocratie ne serait pas advenue sans elle. Elle est née parce que des philosophes, des écrivains, des acteurs publics ont critiqué l’obscurantisme et les injustices qui la voilaient au regard des humains.

La critique théâtrale, elle, ne se substitue pas au spectacle, elle le prolonge. Elle n’est pas « vérité révélée », mais tentative d’approfondissement. Équilibrée, nuancée et sincère, elle documente et enrichit la rencontre des artistes avec leur public, et par extension avec leur société, la tradition et l’avenir en marche du théâtre.

L’éminent critique savant George Steiner fait ressortir bien à propos que la critique est « un commentaire sur le commentaire », une appréciation de la critique première du monde qu’est toute oeuvre d’art. Car en comédie comme en tragi-comédie et en tragédie, c’est d’un aspect ou l’autre de la condition humaine que toute pièce un tant soit peu structurée et inspirée traite. Entre la scène et nous, public, un fragment d’humanité respire. Les créateurs donnent une forme et un souffle à ce fragment ; au critique de voir s’il en émane cohérence, force d’expression, poésie et originalité. Ce dernier mot a son importance car l’art véritable n’imite pas, il est le regard unique posé sur un enjeu, une situation, fussent-ils familiers ou extraordinaires. Il existe une telle chose qu’une pièce ou un spectacle bien fait qui divertit, mais ne réinvente rien. La création véritable, elle, génère ses propres critères et produit du neuf. Et il ne faut jamais perdre de vue que la nouveauté féconde est une petite bête qui quémande apprivoisement…

Voilà un long détour pour en venir à la question qui brûle toutes les lèvres : qu’est-ce qu’une bonne critique ?... À vrai dire, je ne suis pas sûr de pouvoir y répondre avec pertinence. Je préfère penser qu’il y a plusieurs chemins vers la critique vivante. Celle-ci allie la vivacité du conteur à l’acuité de l’analyste, l’observation personnelle à la prise en compte des exigences de la scène qui, soit dit en passant, ne sont pas réductibles aux objectifs du cinéma ou de la télé. Osons quand même une définition. Oh, je n’ose pas fort, je me rabats sur des mots relevés jadis, mais dont j’ai perdu la source. Cette définition dit à peu près ceci : la critique est l’expression raisonnée de son sentiment devant les productions de l’esprit.

Raisonner son sentiment, là réside le défi cardinal de la critique. Et pour ce faire, il faut décrire avec toute la précision dont on est capable. La fable (l’histoire), l’esthétique visuelle et sonore du spectacle, à commencer par le jeu des acteurs, l’effet produit. Car si on décrit mal, ou pire, on ne décrit pas, comment votre lecteur ou auditeur se représentera-t-il ce que vous jugez ?...

Plus que d’une recette, c’est de curiosité, de discipline intellectuelle, d’originalité et de sincérité dont l’aspirant critique et le critique ont besoin. Il y a du vrai dans ce qu’Oscar Wilde disait : le critique est « un artiste impressionniste » et l’acteur, « un artiste expressionniste ». Mais avant tout, il y a une question fondamentale que l’aspirant critique et le critique doivent se poser : qui suis-je ?

Quel est mon schéma du monde et quelle place me vois-je dans ce schéma pour oser juger des créations d’autrui ? Si mon but ultime est de réduire le monde aux clichés et préjugés du jour plutôt que de chercher à l’agrandir, mieux vaut m’engager sur une voie moins publique. Car la critique dramatique est un acte public, une médiation entre ceux qui font le théâtre et ceux qui, avec leurs frères et soeurs humains, essaient de se reconnaître dans la représentation. Un acte public, donc civique, qui ne tolère pas la paresse. À l’instar du ressentiment, la paresse vous épaissit les lunettes et vous assèche le regard. Elle déforme l’objet observé…